Entretien avec Jacqueline Lorthiois, consultante sur le développement local et l’emploi

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Entretien avec Jacqueline Lorthiois, consultante sur le développement local et l'emploi

Consultante, militante, enseignante, depuis 30 ans Jacqueline Lorthiois a joué plusieurs partitions dans le grand air du développement local. A la Délégation interministérielle à l’innovation sociale et à l’économie sociale, elle poursuit son action pour la consolidation d’un tiers secteur, ancré dans un territoire et des valeurs de solidarité et d’échange.

Définir l’économie solidaire

Quelle est votre définition de l’économie solidaire ?

Il faut distinguer l’économie sociale, l’économie solidaire et le troisième système qui est le terme utilisé par les instances européennes. En clair, l’économie sociale a une dimension juridique. Elle se réfère à des statuts. Il y a trois statuts de l’économie sociale reconnus en France : les coopératives, les mutuelles et les associations. En Europe, il y en a un quatrième : les fondations. En France, l’économie sociale n’intègre pas cette dernière famille mais il existe un débat pour l’introduire. L’économie solidaire ne se positionne pas d’abord sur des statuts, mais sur des valeurs : la citoyenneté et la solidarité. Mais on peut remarquer que les valeurs de l’économie sociale sont proches. Certains disent donc de l’économie solidaire qu’elle est une nouvelle mouvance de l’économie sociale. Les Qébecquois appellent cela la « nouvelle économie sociale ». Au sein de la Délégation à l’innovation et à l’économie sociales, on s’est efforcé d’évoquer dès l’intitulé, à la fois l’économie sociale et solidaire, pour fédérer l’ensemble du secteur.

Quant au Tiers-secteur, cette notion, lancée par Jacques Delors dans les années 70 et popularisée par Michel Rocard, elle équivaut, dans un vocabulaire européen, au « troisième système ». C’est l’idée qu’aux côtés d’un secteur de l’économie administrée, le secteur public, et du secteur privé lucratif, il existe un secteur d’économie citoyenne ou communautaire, comme disent les Québécois : c’est l’économie générée par la solidarité de la société civile.
Personnellement, j’aime bien la notion de Tiers-secteur même si pour certains elle évoque un "fourre-tout" qui leur apparaît dévalorisant. Ce qui est intéressant dans cette notion, c’est qu’elle a une dimension de revendication.

Est-ce que l’économie solidaire se résume à l’économique ?

Quand on évoque un secteur, on parle non seulement de l’activité économique, mais aussi de son environnement. En effet, un secteur, c’est tout un ensemble avec des produits, des employeurs et des salariés, des labels, des organismes qui le défendent, des commerces et des services.

Au REAS (Réseau de l’Economie Alternative et Solidaire), une coopérative dont j’ai longtemps été la présidente, on parle, par exemple, d’ " économie de marchés "… On pense généralement qu’il n’existe qu’un marché et qu’il est du ressort du secteur privé lucratif. D’une part, je ne vois pas pourquoi il n’y aurait pas un marché de l’économie solidaire au même titre que celui du capital. D’autre part, la production de richesses n’est pas que monétaire. On produit aussi de la citoyenneté, du lien social, de l’échange. Il faut reconnaître l’innovation sociale, c’est-à-dire la production de transformation de la société au même titre que l’ innovation technologique. La création de lien social est aussi une richesse. Mais, il existe sur ce point une ambiguïté. On confond souvent richesses lucratives et richesses marchandes. On croit que l’économie sociale n’est pas marchande et qu’elle s’oppose à l’économie de marché qui serait réservée au secteur privé. Cette vision est fausse. La vraie différence n’est pas entre le marchand et le non marchand. Par exemple, la coopérative agricole vend des produits : elle se situe donc sur le secteur marchand. Une association peut vendre des services et être, elle aussi, sur le secteur marchand. La vraie frontière se situe entre lucratif et non-lucratif. Le problème n’est pas de réaliser des bénéfices mais de savoir à qui ces bénéfices sont attribués. Est ce qu’on affecte ces réserves à un patrimoine collectif ? Dans ce cas, ce n’est pas lucratif mais relève de l’économie marchande. Par opposition au secteur privé lucratif qui attribue ses bénéfices à des actionnaires, l’économie sociale les dirige vers le collectif, avec la notion d’" impartageabilité des réserves " : aucune personne ne peut partir avec ces réserves ( sous le bras ?). Les personnes repartent avec leur mise de départ. C’est l’expression d’un principe démocratique.

Une économie en quête de reconnaissance

L’économie solidaire soufre t-elle encore d’un déficit de reconnaissance ?
Pendant longtemps, l’économie sociale et solidaire n’était pas représentée au niveau employeurs. Jusqu’en 2002, quand il y avait des conférences sur l’emploi ou la réduction du temps de travail, il n’y avait pas d’interlocteur identifié du secteur pour négocier avec les syndicats et l’Etat. Les choses ont changé avec la constitution du CEGES (groupement des employeurs de l’économie sociale)et les dernières élections prud’homales où le secteur a fait 11% du score du collège « Autres activités ». Bien qu’il y ait d’importantes entités de l’économie sociale, comme les banques mutualistes et coopératives, il est difficile de connaître son véritable poids économique car il n’existe pas d’organisme qui comptabilise globalement son action. Là aussi, les choses changent avec la publication progressive d’études réalisées par les Observatoires régionaux de l’INSEE qui démontrent un poids de 8 à 10% de l’emploi selon les régions. D’autre part, dans la structuration d’un secteur, il existe aussi des organismes de formation. Cela veut dire qu’il y a des diplômes reconnus, des organismes qui développent cette activité et qui la valorisent. Il devrait y avoir également des instances de représentation, notamment au niveau européen. Au Québec, l’économie sociale et solidaire représentait un quart des participants au dernier sommet sur l’emploi.

Et pourtant, nous sommes (pourtant )le seul pays en Europe à avoir une Délégation interministérielle à l’innovation et à l’économie sociale (DIES) (1). Avec un nouveau décret en 1998 et la tenue des "Assises nationales de la vie associative" en février 1999, la Délégation a repris une nouvelle vigueur. Les 101 forums organisés à travers la France ont mobilisé près de 20.000 participants. On a donc donné une visibilité, encore essentiellement tourné vers la vie associative. Puis la création du secrétariat d’Etat à l’Economie Solidaire a permis de financer 1500 initiatives locales, grâce à 3 Appels à projets « Dynamiques solidaires ». Ceci a permet de consolider des formes d’économie solidaire émergentes, comme par exemple, les finances solidaires, le commerce équitable, des activités de développement durable.

En même temps, les pouvoirs publics ont interpellé l’économie sociale et solidaire pour créer des emplois, pour contribuer à la mise en oeuvre des politiques publiques, comme, par exemple, dans le volet associatif des emplois-jeunes, qui a créé 100000 emplois. Parce que contrairement au secteur privé de capitaux ou public, le Tiers-secteur est le seul à avoir récemment créé de l’emploi ; parce qu’il y a un besoin de dialogue social territorial et de transversalité et que l’économie sociale et solidaire est, à mon avis, opérationnelle pour construire ce dialogue.

Il existe un gisement important de création d’emplois dans les petites structures associatives.

Mais il faut les créer emploi par emploi et cette émergence a besoin d’accompagnement. Les associations composées exclusivement de bénévoles peuvent, pour certaines, vivre ce qu’on appelle « l’entrée en économie ». Il est intéressant qu’une structure qui porte un projet de citoyens puisse se doter de son premier salarié. Mais cela suppose d’avoir une vision du futur, une aide de l’Etat au départ, une réflexion sur la façon dont le projet peut se pérenniser, se professionnaliser. Les associations sont un outil de détection des dernières nouveautés de la société civile. Elles sont au cœur de l’innovation sociale. Si l’Etat n’apporte pas de solution à un problème nouveau, les citoyens créent un projet qui devient une réponse. Ensuite, l’Etat réintègre ce projet en créant un partenariat.

Il y a 800 000 associations en France, et seulement 140 000 sont employeurs (2). Et, encore sur les associations employeurs, 20% concentrent 80% de l’emploi. Il reste donc plus de 600 000 associations constituées uniquement de bénévoles qui représentent un gisement considérable, notamment pour les premiers emplois. Il y a donc une multitude de petites structures. On pourrait imaginer une notion de TPA (Très Petite Association) en référence aux TPE (Très Petite Entreprise). Et, de la même manière que l’Etat s’interroge sur l’aide aux TPE, on pourrait réfléchir à l’aide aux TPA : mutualisation des ressources, mise en réseau, groupements d’employeurs …

Le regard des pouvoirs publics sur les associations a-t-il changé ?

Auparavant, le Tiers-secteur n’était pas sollicité de la même manière. Mais aujourd’hui, il y a une panne de développement et l’on s’aperçoit que la proximité, le plus petit, l’autonomie, la démocratie sont des facteurs d’enracinement. Du coup, l’économie sociale et solidaire trouve une nouvelle jeunesse par le rôle qu’elle joue dans la mise en application des politiques publiques. Je crois complètement à la modernité de ce secteur. Prenons l’exemple de la création d’entreprises. Le public a complètement changé. Ce ne sont pas seulement de jeunes entrepreneurs dynamiques, mais aussi des personnes " en galère " : 30% sont des chômeurs. Or, si l’on reste dans un face à face individuel entre un accompagnateur et le créateur d’entreprise, le taux de fragilité est important. On s’aperçoit alors que la réponse collective, parce qu’elle mutualise des ressources et des moyens, parce qu’elle redonne le moral en sortant les personnes de l’isolement, connaît une bien meilleure réussite. Ce système qui accompagne des personnes que les banquiers traditionnels délaissent permet ainsi à certaines expériences de vivre. Par conséquent, la réponse collective est absolument citoyenne et adaptée à la situation actuelle. La forme associative permet à la fois d’ancrer le projet dans un territoire tout en intégrant un public fragilisé.

Les territoires de l’innovation

Comment réagissent les élus locaux face au développement de ces structures ?
Les élus ne se rendent pas compte de l’importance de l’enjeu. J’explique dans mon livre, " Le diagnostic local des ressources ", travaux d’Hugues de Varine (3) à l’appui, que les élus se représentent les associations comme un contre-pouvoir et cherchent à les fragiliser ou à les instrumentaliser. Or, il y a bien deux pôles à l’intérêt général. D’un côté, le service public et les élus et de l’autre les citoyens. Avoir un pôle fort de citoyens avec des propositions de dialogue social est positif. C’est pour cette raison que je m’oppose à la notion de contre-pouvoir des associations et que je préfère la notion d’alternative, " d’alter-pouvoir ". C’est de la différenciation que naît la qualité. Mais cette conception est loin d’être partagé par tous. Les choses changent, là encore, avec l’apparition de plusieurs centaines d’élus chargés de l’économie sociale et solidaire depuis les dernières élections municipales.

Peut-on évaluer le coût des emplois créés par ces structures en comparaison de ceux créés par les grandes entreprises ?

On évalue le coût d’un emploi dans une association à environ 20 à 30000 euros par an. Quand vous prenez comme exemple le Nord-Pas-de-Calais, la Caisse Solidaire du Nord a atteint les mêmes objectifs en terme d’emplois que l’installation de Toyota à Valenciennes : 2000 emplois. Mais la Caisse soutient 2.000 fois un emploi, ce qui est peu visible. Alors que Toyota a créé 1 fois 2.000 emplois sur un même site. Mais, il est plus créateur de richesses de faire 2.000 fois un emploi. Dans un cas, vous faites pousser une forêt, dans l’autre un gros arbre. Il n’y a aucune comparaison.

Vous insistez sur le maillage des territoires ?

Pour être efficace, il faut mailler le territoire. Ainsi en vue de structurer les politiques publiques, nous avons un correspondant dans chaque préfecture de région. Le problème actuel des contrats de plan Etat-Région est qu’il comporte un énorme volet relatif aux infrastructures alors que l’aspect immatériel reste très peu présent. On essaie donc de développer des volets économiques et sociaux dans ces contrats de Plan Etat - Région. Il y a dans chaque région des groupements régionaux des coopératives, mutuelles et associations (GRCMA) qui se sont transformés en CRES (Chambres régionales de l’économie sociale) (4) et qui développent des programmes régionaux, conventionnés par la DIES. Par ailleurs, 40 équipes universitaires sont en train de finaliser un important programme de recherche sur l’utilité sociale de notre secteur, son apport en emplois. En 2002-2003, la DIES a passé également des conventions avec une quarantaine de territoires locaux, généralement intercommunaux, pour développer un volet économie sociale et solidaire au plan local. On se rend compte que la mondialisation nécessite un fort ancrage au local. Il existe toute un lot de formules : " du local au global ", " agir localement, penser globalement ", " la glocalisation " … En fait, il y a besoin d’enracinement dans la proximité et, simultanément, besoin d’ouverture vers d’autres expériences.

en savoir plus

- La petite pantoufle de vair, article de « Territoires » (revue de l’Adels) de Décembre 2002
- Le diagnostic des ressources locales, ASDIC-Editions W, 1996 - 238 p.
- Projets de territoire : quelles structures, quels financements, quelles ressources humaines ?, Les éditions du CNFPT, 1997.
- Observer l’emploi, Guide de l’action locale, in « Territoires »
- La vision ressources , in "Territoires" n° de déc.1994 et mai 1996.

Tous les commentaires

20-06-2009 par DURBANO

Bonjour Jacqueline,
Hier vendredi j’ai écouté votre entretien sur France inter. Je vous remercie de ces instants que vous m’avez donné. Qui font en moi qu’ogmenter mon désir de vivre et de relativiser les souffrances. Je suis moi même Handicapé, j’ai eu un parcours pas facile et pour ce qui est de la médecine j’ai eu mon compte de déni, de solitude, d’incompréhentrion, de colère et sur tout d’impuissance. Moi aussi je me suis senti très souvent comme un morceau de viande à qui on ne demande rien, si, juste à faire confiance en la science et au savoir de certain hommes. Encore merci de votre courage de votre rire et j’espère que vous ferez encore pendant très longtemps de suculentes quiches.
Cordialement.
Je m’appelle Bernard DURBANO, j’ai 56 ans.
Lon adresse mail : bernard69003 gmail.com

19-06-2009 par martine

Bonjour jacqueline
Merci de m’avoir enrichie de votre expérience, vous êtes une femme formidable, rayonnante d’énergie positive, vous avez une telle rage de vivre que vous êtes un exemple pour tous. On devrait vous entendre sur les ondes régulièrement afin de nous faire prendre conscience des vraies valeurs et des vrais problèmes.
Vous avez tellement à apporter aux gens qui souffrent. Je souhaite que votre lutte vous permette d’atteindre d’autres espaces qui vous mettent à l’abri des souffrances, vous le méritez.
Je vous envoie toute mon énergie et tout mon amour.

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