Du volontariat humanitaire au salariat dans le privé, il pourrait n’y avoir qu’un pas. En réalité, la transition reste difficile, en raison de préjugés de part et d’autre.
La liste est longue. Boy-scout, pas sérieux, idéaliste, électron libre incapable de se plier aux règles et à la vision économique de l’entreprise... Ce sont les principaux préjugés des chefs d’entreprise et DRH à l’encontre des anciens de l’action humanitaire. A l’heure où les entreprises clament vouloir être citoyennes, dans les faits, certaines barrières ont encore du mal à tomber. « L’expérience humanitaire est soit mal perçue, soit complètement occultée par les employeurs », remarque Géraldine Kahn, DRH de l’association Première Urgence et ancienne responsable du recrutement dans le privé.
François Rivat se souvient qu’après trois ans de mission en Afghanistan, au Cambodge, en Iran et au Pakistan, son retour en France n’a pas été facile. Bien qu’armé d’un diplôme d’école de commerce (EAP-ESCP) et d’un DESS, il a mis plus de trois mois à trouver un simple contrat d’alternance : « Alors que certains collègues ayant moins de diplômes et d’expérience professionnelle n’avaient aucun problème. On m’a fait comprendre que je n’étais pas stable et que j’allais perturber le fonctionnement de la société. »
Les entreprises ne sont pas les seules à voir l’engagement humanitaire d’un oeil critique. « A l’Apec, on m’a fait remarquer que j’avais deux ans de « trou » dans mon CV et que cela n’allait pas plaire aux recruteurs », se souvient Clémence Mayaut, ingénieur procédé biologique de formation et qui a passé deux ans en Indonésie, dans un centre de formation de contrôle qualité de confitures et de vins de fruits. « Pour moi, c’était avant tout une expérience professionnelle qui correspondait à ma formation », souligne-t-elle. Il est tout de même plus facile de se réinsérer quand la coupure n’a pas été trop longue (moins de cinq ans) et quand la mission est en rapport avec le cursus suivi auparavant. L’aide au développement, par nature plus encline à l’acquisition de compétences professionnelles, a tendance à être mieux perçue que les missions d’urgence.
Lexique de concepts
Pourtant, les ONG étant aujourd’hui de plus en plus professionnalisées, les humanitaires occupent souvent des postes qui requièrent des compétences techniques, une culture de la performance et des règles de gestion. « Lors de mes entretiens, quand j’expliquais que j’avais mis en place au Pakistan une démarche qualité comparable à ce qui est fait dans le privé, mes interlocuteurs n’y croyaient pas. Cela leur paraissait trop abstrait pour être transposé au monde de l’entreprise », poursuit François Rivat.
La communication entre le monde de l’humanitaire et celui de l’entreprise serait-elle impossible ? Evidemment non, mais chacun doit évoluer l’un vers l’autre. Car les anciens humanitaires ont aussi leurs préjugés. A leur retour, la majorité d’entre eux se tournent plutôt vers le milieu associatif ou les collectivités locales, persuadés qu’ils ne pourront s’épanouir dans le privé. Ils doivent aussi mieux se préparer, en réadaptant leur vocabulaire, par exemple. Après plusieurs années passées en ONG, les termes utilisés ne sont plus forcément ceux de l’entreprise, ce qui peut générer incompréhension ou confusion. Etre « coordinateur » en Bosnie ne signifie pas grand-chose pour un recruteur, alors que cela correspond aux fonctions d’un directeur administratif et financier.
Plus complexe encore, être chef de projet en ONG est une fonction valorisante, alors qu’elle l’est beaucoup moins dans le privé. « Quand un recruteur voit ce terme sur un CV, il se dit d’emblée que ce n’est pas terrible », remarque Jean-Marie Nessi, PDG d’une entreprise spécialisée dans la réassurance. Au cours de sa carrière, il a été amené à recruter deux anciens humanitaires. Pour faciliter leur intégration, il a mis à leur disposition un lexique d’une centaine de concepts : « Ça n’a pris que quelques heures, mais c’était important en termes de communication avec le reste du personnel. »
Stages et débriefings
Autre difficulté pour les humanitaires : ne pas parler de leur expérience sur le registre de l’émotion, mais en termes d’acquis de compétences. « C’est un vrai challenge, car ils ont vécu des choses fortes. Mais ce n’est pas cela qui intéresse les entreprises », observe Jean-Michel Bourreau, de l’Association française des volontaires du progrès, qui envoie 200 jeunes par an dans le monde.
Pour les orienter à leur retour, l’ASVP leur propose un stage d’une semaine, intitulé « Bilan et perspectives ». Débriefing de la mission effectuée, rédaction de CV, entretien avec des intervenants de l’ANPE... Certaines structures proposent une aide comparable, comme la Délégation catholique pour la coopération, mais elles sont plutôt rares.
Si les ONG préparent bien le départ des humanitaires, la majorité ne se focalisent pas assez sur le retour. Par manque de moyens financiers et humains. Si bien que des réseaux parallèles se sont créés. Résonances humanitaires est né il y a trois ans, à l’initiative d’anciens humanitaires qui avaient du mal à se réinsérer. « Notre action s’articule en deux temps : l’accueil et l’écoute, puis un travail d’accompagnement individualisé », remarque Eric Gazeau, directeur et fondateur de l’association. Une dizaine de consultants en ressources humaines y interviennent régulièrement.
Pour faire tomber les préjugés de part et d’autre, d’anciens diplômés de l’Edhec ont créé, en 2002, Tribu Développement. Cette association regroupe une cinquantaine de membres : recruteurs, DRH, consultants, responsables et volontaires d’ONG. « Sa particularité est de créer des ponts entre des mondes qui ne se côtoient pas », remarque l’un des fondateurs, Olivier Classiot. Travail en équipes projets, publication de documents de sensibilisation à destination des DRH et des humanitaires... « Il faut sortir d’une logique individuelle en matière de recrutement des anciens humanitaires, poursuit-il. Aujourd’hui, c’est souvent à l’initiative d’une personne, plus ouverte ou plus sensibilisée que les autres. Il faudrait que cela devienne une logique d’entreprise. »
C’est dans cette optique que Résonances humanitaires a mis en place, depuis quelques mois, un partenariat avec Pierre & Vacances. Le DRH, Jérôme Gimenez, reçoit régulièrement des candidats envoyés par l’association : « Ils maîtrisent les langues étrangères, ils ont une ouverture d’esprit et une vraie capacité d’adaptation. C’est un vivier et cela nous permet de diversifier nos sources de recrutement. »
Dans un contexte économique morose, avec beaucoup de postulants, les entreprises préfèrent cependant encore choisir des profils classiques. Mais si le marché de l’emploi devenait plus tendu, elles n’auraient pas d’autre choix que de sortir des sentiers battus et de se tourner vers ces profils trop souvent laissés de côté.