À l’écart du processus transparent de formation de la société de contrat, il est possible d’entrevoir en filigrane un processus parallèle et souterrain d’élaboration d’un code de réciprocité dense, implicite dans la structuration de nombreux corps intermédiaires, dans les procès d’organisation et de résistance des multiples collectifs de travail, dans les mécanismes d’autodéfense et d’autogestion des communautés professionnelles et des collectivités. En un mot, ce code innervait tout le tissu de solidarité qui a constitué la vie des classes laborieuses. Ce qui a permis à la « fureur de dissipation » de la modernité de travailler sur le corps de la société traditionnelle et de la phagocyter sans détruire la possibilité même de la cohésion sociale. Ce code est à la base de l’économie solidaire qui évolue en parallèle à l’économie de marché et qui a comme élément constitutif : d’abord, la dimension volontaire et consciente du regroupement (ce qui la distingue de la logique du marché, par sa nature inconsciente du résultat et impersonnelle). En second lieu « la référence à un lien social qui se maintient à travers la mise en oeuvre d’une activité économique » [1], un faire commun tourné, vers la transformation de l’existence collective (ce qui la distingue de la logique redistributive de la sphère étatique, orientée sur la répartition autoritaire de ce qui est produit ailleurs). Enfin et surtout, la structuration « d’espaces publics de proximité » qui sont, comme le précise Jean-Louis Laville, « des espaces publics autonomes au sens habermassien, c’est-à-dire dérivant de procès régulés par la réciprocité et non par l’argent ou par le pouvoir administratif » [2].
Ce dernier trait la distingue aussi de la pure dimension domestique de l’échange, autarcique et intégralement privée. C’est-à-dire, de la socialité traditionnelle (de la Gemeinschaft de Tönnies) – de la communauté close sur ses présupposés « de sol et de sang » – et impliquant au contraire une opérativité directe dans l’espace public et une demande incompressible d’indépendance : « La revendication d’une puissance d’agir dans l’économie ; la demande d’une légitimation de l’initiative indépendamment de la détention d’un capital » (Laville) [3].