C’est un véritable triomphe que tu as connu le 22 octobre : 78,75% des électeurs du Panama t’ont dit oui. Oui à ta modernisation après 92 ans de service, oui à ton élargissement et à la construction d’un nouveau jeu d’écluses à très grand gabarit. Quand les travaux seront terminés vers 2015, tu pourras conduire entre l’Atlantique et
le Pacifique des bateaux presque deux fois plus gros que ceux qui t’empruntent aujourd’hui, et même, m’a-t-on dit, les porte-avions de la marine des Etats-Unis ! Les
Panaméens ont dit oui à des travaux qui coûteront 5,25 milliards de dollars, selon tes propres estimations.
Oh, tu as pris soin d’expliquer avant le référendum que pas un cent ne leur sera demandé : tout sera « auto-financé » ! Cette somme a priori pharaonique – tu en
conviendras -, équivalente au tiers du PIB du Panama, sera prise en charge par la seule augmentation de tes péages, qui, selon tes prévisions, seront trois fois plus lucratifs en 2015 qu’actuellement !
Bien sûr, en attendant cette manne, tu as dû admettre qu’il sera quand même nécessaire d’emprunter… un peu car il faudra bien payer les travaux qui avanceront. Or tes compatriotes, les Panaméens, commencent à tiquer quand on leur parle d’emprunts car, vois-tu, chacun d’entre eux a actuellement 3 280 $ à rembourser. Juste pour
te donner une idée, c’est deux fois et demi supérieur à la dette moyenne des Latino-Américains. Les Panaméens sont parmi les peuples les plus endettés du monde !
Alors pour les amadouer, il t’a fallu être très persuasif : tu as déclaré que tu n’emprunterais que 1,2 milliard, que tu aurais, grâce à ton excellente réputation, les meilleurs taux du marché et, surtout, tu as juré que jamais, jamais l’Etat panaméen, qui est pourtant ton seul propriétaire, n’aurait à renflouer tes caisses si par malheur elles
venaient à se vider !
Ouf, rassurés les Panaméens, en tous cas ceux des beaux quartiers, ceux qui sont allés voter : moins de 44% des inscrits dit-on ici. Car il paraît qu’il y aurait dans ton pays des gens que tu indiffères ou même que tu indisposes, toi la huitième merveille du monde ! Il faut dire que ces Panaméens-là, tu ne les connais guère. Car jusqu’en 1999, lorsque tu leur fus « rétrocédé », tu n’avais vécu que dans le cocon états-unien. Tu n’apercevais que de riches villas et des parcs magnifiques et tu pensais forcément que ton pays, c’était cela, la « Zone du Canal » : des terrains de golf, des piscines et… des centres d’entraînement pour l’armée de l’Oncle Sam. Et au loin, tu devinais le Panama prospère des gratte-ciel de la capitale, la « Suisse des Amériques », le Panama des touristes,
des banquiers et des pavillons de complaisance.
Mais ton regard n’allait pas au-delà : jusqu’à ces 40% de Panaméens vivant au-dessous du seuil de pauvreté, jusqu’à ces familles indiennes du Ngobe-Buglé qui vivent avec moins de 25 dollars par mois dans les montagnes de l’ouest. Et que dire de ces habitants des quartiers pauvres de Panama-City ou de Colon, tes voisines immédiates,
qui n’ont pas accès à l’eau courante alors que pour maintenir ton propre niveau, il faut prélever dans la nature, pour chaque bateau que tu transportes, 208 millions de litres d’eau douce qui partent directement à la mer. Peut-être n’as-tu pas su que le seul président du Panama qui ait voulu améliorer le sort de ces gens s’appelait Omar Torrijos – oui, comme le président actuel, c’était son père... - disparu en 1981 dans un très mystérieux accident d’avion auquel la CIA ne semble pas étrangère... Mais auparavant, il avait quand même eu le temps d’obtenir du président états-unien Jimmy Carter qu’il signe le traité sur ta rétrocession.
Alors, cher canal, puisse ta nouvelle vie être au service de cette population qui n’attend qu’une chose, que les bénéfices que tu accumules ne profitent pas toujours aux mêmes, entreprises étrangères de la construction – il paraît qu’elles seront chinoises et japonaises cette fois -, multinationales du transport maritime et minorité de riches qui dirigent le Panama depuis un siècle.
Tu as annoncé la création de 3 à 5 000 emplois grâce aux travaux, mais il y a au moins 250 000 personnes au chômage dans ton pays ; tu as présenté l’élargissement comme la solution unique aux problèmes du Panama, sans écouter ceux qui proposaient des actions moins dispendieuses comme la construction d’une installation portuaire de transbordement de conteneurs pouvant accueillir les plus gros navires : cela n’aurait pas coûté plus de 800 millions de dollars. Je souhaite que tes péages augmentent vraiment, car on dit aussi que ces navires de très gros gabarit ne seraient que 300 dans le monde, pour la plupart des pétroliers qui de toute façon
empruntent ton concurrent de Suez et qu’il te sera donc bien difficile d’augmenter suffisamment tes tarifs. Je te quitte, cher canal, mais j’aimerais, pour te féliciter, t’envoyer un présent symbolique : c’est une statue, elle représente un éléphant… et il est blanc.
\ SERGE VIENNE
Sources : risal.collectifs.net ; www.pancanal.com (site officiel de l’Autorité du Canal de Panama) ; www.granma.cu.