J’ai rencontré Gilles tout récemment, à l’hôpital. Le 24 novembre, j’ai été hospitalisé aux urgences du CHU de Nantes. Après mon opération, comme le service qui m’avait pris en charge était complet, j’ai été orienté vers une chambre double de l’UHCD (Urgence Hospitalisation Courte Durée). Gilles était dans cette chambre, il m’y a accueilli.
Nous avons eu beaucoup de temps pour parler. Il a évoqué sa vie. Chacun de nous pouvait aussi entendre les conversations de l’autre avec le personnel médical. Elles sont si indiscrètes, les chambres doubles… Même si une assistante sociale a eu l’attention de proposer à Gilles d’aller discuter tranquillement dans une pièce isolée.
Gilles avait 42 ans, quelques mois à peine de plus que moi. Il était dans la force de l’âge, mais cabossé par la vie. Il dormait roulé en boule, comme pour se protéger. Il souffrait d’épilepsie. Il avait travaillé pendant 4 ans comme conducteur routier dans une entreprise qui avait périclité après le décès de son patron. Puis 13 ans dans une autre entreprise, fermée elle aussi, brutalement, après son rachat par une multinationale française du médicament. Près de 100 emplois supprimés d’un trait de plume. Fin novembre, Gilles n’avait plus d’emploi. D’ailleurs il avait perdu ses permis de conduire à cause de ses problèmes de santé. Il avait perdu son logement. Il a dit qu’il vivait dans la rue depuis un mois.
Gilles avait une grande famille : un fils qui travaille dans un pays lointain, ses parents dans les Pyrénées, des frères et sœurs dispersés aux 6 coins de l’Hexagone. Mais il refusait d’être à leur charge. Il était fier, Gilles. Et il avait des projets ambitieux.
Qu’on en juge. Il rêvait d’un logement : « Un coin à moi, rien qu’une chambre, avec un lit et un petit réchaud pour cuisiner » Ce à quoi je me sentais obligé d’ajouter : « Oui, et puis un WC et une douche ». Mais il m’expliquait qu’on trouvait toujours moyen de se laver, même dans la rue. Il désirait un emploi : « Je ne peux plus conduire, mais je peux charger et décharger les camions, là il faut du monde ». Des demandes auxquelles personne n’a su répondre.
Le personnel de l’hôpital était aux petits soins pour lui : « Appelez-nous quand vous avez un problème, Monsieur, nous sommes là pour ça » « Surtout, quand vous serez sorti, prenez bien vos médicaments… ». Les assistantes sociales, auxquelles il expliquait qu’il dormait dans les toilettes publiques de Rezé, se démenaient pour lui trouver un hébergement ; l’hôpital retardait de jour en jour sa sortie tant qu’il n’y avait pas de solution. Quand le manque de moyens des services sociaux rejaillit sur le déficit de la Sécu…
J’ai quitté l’hôpital le 27 novembre. Je tiens ici à saluer le personnel de l’Hôtel-Dieu pour son accueil chaleureux et son professionnalisme. Le CHU avait assuré de garder Gilles au moins jusqu’au 1er décembre, dans l’espoir qu’une solution d’hébergement serait trouvée d’ici là. Nous nous sommes salués : « Bon courage Gilles – Bon rétablissement ». J’étais confiant, je savais qu’il était en de bonnes mains.
Et puis jeudi 11, j’ai vu la brève de l’AFP, dure et froide comme une nuit de décembre : « Le corps d’un SDF découvert jeudi matin à Rezé ». Le corps d’un SDF ! Paul Eluard, lui, écrivait : « Un homme est mort, qui n’avait pour défense que ses bras ouverts à la vie »
La préfecture précise que « des orientations d’hébergement lui avaient été faites, mais il n’y a pas donné suite et ne venait pas aux rendez-vous ». Comme si personne ne savait où Gilles dormait ! Pouvons-nous exiger d’un homme au bout du rouleau qu’il honore ses rendez-vous comme un homme d’affaires ? N’était-il pas envisageable de lui proposer une petite chambre à lui, plutôt qu’un « hébergement d’urgence » saturé ? Dans quelle société vivons-nous, qui ne se donne pas les moyens d’aider ceux qui en ont le plus besoin ?
Mais le vrai scandale n’est pas là. Quand il faut ramasser quelqu’un à la petite cuiller, c’est qu’il est déjà beaucoup trop tard pour lui remettre le pied à l’étrier. Gilles avait un bel avenir devant lui. Il avait prouvé, s’il était besoin, qu’il savait travailler, qu’il pouvait fonder une famille. Gilles était comme chacun d’entre nous. Il s’est fait dépouiller de son emploi et de son permis, il n’avait plus de logement. Un mois sans toit avant de se retrouver à l’hôpital. Et à sa sortie, 10 jours de rue ont suffi à le tuer. Alors chaque fois que nous voyons l’annonce d’un nouveau plan de licenciement, une expulsion de logement, rappelons-nous comment jeudi 11 décembre 2008, dans les toilettes publiques, un homme est mort.
Philippe B. de Nantes