A l’heure où 23% des jeunes sont en situation de pauvreté, où près de 20% d’entre eux sont touchés par le chômage, où l’âge du premier CDI est autour de 27 ans, et que les inégalités entre jeunes se creusent, le gouvernement s’apprête à officialiser le démantèlement du seul établissement public spécialisé sur ces questions, l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (INJEP, par ailleurs déjà fragilisé en 2009 par la RGPP).
Malgré un discours qui se voudrait rassurant, la réaffectation d’une partie de son personnel dans une sous-direction « études » interne au ministère en charge de la jeunesse signe la fin de cette institution historique, de cet établissement pourtant reconnu depuis 60 ans comme acteur et ressource en matière de compréhension de la jeunesse et des politiques de jeunesse.
L’INJEP est un lieu unique, tant pour le monde de la recherche, pour l’administration, pour les professionnels de jeunesse que pour les acteurs associatifs : ni laboratoire CNRS, ni département universitaire, l’établissement entretient en effet une relation de proximité avec le monde académique tout en multipliant les articulations et les passerelles avec celui de l’action et de la décision publiques. Grâce à une gouvernance partagée (un conseil scientifique composé de chercheurs et un conseil d’administration rassemblant des personnalités comme des représentants des collectivités et des mouvements de jeunesse), l’INJEP opère à l’interface de ces milieux : il facilite les échanges, les rencontres, la confrontation des questionnements et le transfert des compétences et des connaissances d’un monde vers l’autre. Il interagit dans l’espace que les institutions européennes en charge des politiques jeunesse décrivent comme « triangle magique : researcher, policy maker and youth worker (recherche, décideurs politiques, acteurs de terrain) ».
Ce positionnement, sans équivalent à l’échelle hexagonale, permet à des décideurs, des professionnels, des élus locaux et des responsables associatifs de s’approprier les travaux scientifiques, et aux acteurs de terrain d’interpeller les chercheurs. Espace de rencontres et d’échanges, il facilite l’élaboration de problématiques de recherche en phase avec l’actualité et la demande sociale. Ces travaux ont largement contribué à la professionnalisation et à l’adaptation des métiers des professionnels de jeunesse, que les projets éducatifs territoriaux vont bientôt mobiliser en nombre. Ils alimentent une boite à outils de principes et d’instruments que les élus et décideurs des politiques jeunesses utilisent aujourd’hui quotidiennement.
L’indépendance, l’autonomie administrative et la gouvernance partagée ont rendu ces réalisations possibles. A présent, la jeunesse, portée au cœur des préoccupations politiques dans un contexte de crise, va devoir tirer un trait sur cette exigence au fondement d’un travail de recherche et d’une expertise non partisane.
Il s’agit là d’une erreur politique majeure qui hypothèque l’avenir des politiques de jeunesse, de ses professionnels et militants, et la connaissance scientifique neutre et objective de la situation des jeunes. Elle va à contresens des engagements du Gouvernement de faire de la jeunesse sa priorité.
Cette perspective va aussi à contresens des objectifs de la Commission européenne visant à développer « une meilleure connaissance de la jeunesse ». Nombre de pays européens ont déjà compris l’intérêt et l’utilité d’observatoires de jeunesse nationaux autonomes. L’Allemagne s’est ainsi dotée avec le Deutsche Jugend Institut (DJI) d’un puissant outil de veille, d’observation et d’évaluation, ce dernier bénéficiant d’un statut d’établissement public sous la tutelle du ministère en charge de la famille, des personnes âgées, des femmes et de la jeunesse. Il est vital, pour la connaissance comme pour l’action, qu’existe en France une institution qui se positionne à la croisée de ces différents acteurs et niveaux d’intervention, qui produise et recueille des données fiables, les capitalise, les compare, les interprète et les rende disponibles au plus grand nombre.
Pour toutes ces raisons, chercheurs, universitaires et experts, qui consacrent leurs travaux à une meilleure connaissance des jeunes, de leur situation et des politiques de jeunesse s’alarment. Décideurs politiques, cadres associatifs et acteurs de terrain qui conçoivent et mettent en œuvre les politiques de jeunesse tiennent également à alerter le Gouvernement et l’opinion publique. Pour répondre aux inquiétudes et aux malaises des jeunes, l’élaboration des politiques en phase avec leurs besoins exige une vraie connaissance de leur place dans la société, de leurs modes de vie, de leurs représentations et de leurs valeurs.
Aussi, si la jeunesse reste la priorité du gouvernement, l’intérêt général appelle au renforcement d’un INJEP autonome dans ses missions, partagé dans sa gouvernance au service de tous et non sa réduction à un service du seul ministère à l’heure où décentralisation et dialogue civil sont à nouveau à l’agenda politique.
Premiers signataires de la tribune :
Abonneau G., Président de la FF MJC
Andrieu P.J., Ancien délégué interministériel à l’insertion sociale et professionnelle des jeunes (DiiJ)
Augustin JP., géographe, Université Bordeaux III
Besse L., historien, IUT de Tours
Brechon P., professeur de science politique, IEP Grenoble
Bretesche de la A., Président COFAC (coordination des fédérations des associations de culture et de communication)
Coly B., Secrétaire général MRJC
Cordazzo P., démographe, université Strasbourg
Costa-Lascoux J., directrice de recherche CNRS, CEVIPOF
Curraize de Y., économiste, Université Paris Descartes
Deschamps F. (ancien Président de la Fédé nationale des directeurs culturels des collectivités)
Douard O., sociologue, directeur du LERIS
Dubet F., sociologue, EHESS, Université Bordeaux 2
Enel F. (Vérès consultants)
Favey E., Secrétaire général adjoint de la Ligue de l’enseignement
Fuchs J., historien, Université Bretagne occidentale
Galland O., sociologue, GEMASS-CNRS
Gaviria S., sociologue, IUT du Havre
Gille J.P Président de l’union nationale des missions locales (UNML)
Hazan JJ., ancien président FCPE
Heckel B, comité national de liaison des associations de prévention spécialisée
Lapeyronnie D., sociologue, université Paris-Sorbonne - GEMASS
Lebon F., chercheur en sciences de l’éducation, Université Paris Est Créteil
Lima L., sociologue au CNAM, LISE
Linares de C., sociologue
Loncle P., titulaire de la chaire de recherche sur la jeunesse, EHESP
Martinet M-P, secrétaire générale du Planning Familial
Marquaille B., conseiller régional Ile de France
Meirieu P, vice-président Conseil régional Rhône-Alpes
Muxel A., directrice de recherche au CNRS, CEVIPOF
Paris C., Directeur général de l’AFEV
Peugny C., sociologue, Université Paris 8, CRESPPA-CNRS
Redjimi G., sociologue
Santelli E., chargée de recherche CNRS, Université Lyon
Singly F.de, sociologue, CERLIS-CNRS
Tartakowsky P., président de la Ligue des droits de l’Homme
Tiberj V., sociologue, Sciences Po Paris
Van de Velde C., sociologue de la jeunesse
Vanneroy C., déléguée générale d’ANIMAFAC
Vialon L., direction des activités sportives et éducatives, UCPA
Vulbeau A., chercheur en sciences de l’éducation, Université Paris Ouest Nanterre
Zaibi N., vice-présidente Conseil régional de Bourgogne