Comment on transmet un projet, une philosophie, une utopie coopérative ? Comment qualifier cette dimension intangible de projet coopératif quand on est dirigeant ? C’est ce que cet article propose de mieux qualifier dans une réflexion écrite à 8 mains par Justine Ballon, Thomas Lamarche, Orville Pletschette, Céline Pochon.
Merci à Hilary McKee, Renaud Metereau & Catherine Bodet, nos relecteur.trices, pour leurs suggestions avisées !
Depuis deux ans, la Manufacture coopérative s’intéresse à la transmission de mandats dans les coopératives, en particulier dans les coopératives d’activités et d’emploi (CAE). En effet, depuis plusieurs années, on observe un mouvement de départs de dirigeant.es de CAE, et notamment de fondateur.trices. C’est un moment clé et souvent difficile dans la vie d’une coopérative, ou plus généralement d’une entreprise, et parfois aussi dans la vie des personnes qui occupent ces responsabilités.
C’est pourquoi sur la base d’un autofinancement et de financements sollicités (Fondation Crédit coopératif, Université Paris Cité, Ladyss, GRIP), et en association avec La Myne, la Manufacture coopérative a engagé une recherche-action associant des praticien.nes du mouvement coopératif et des chercheur.ses en économie pour explorer un sujet finalement peu traité par la littérature scientifique.
Dans cette dynamique réflexive, une université éphémère sur ce sujet a été organisée à Université Paris Cité en mars 2022. Durant deux jours et au fil d’ateliers rassemblant plus d’une trentaine de personnes, émerge l’idée d’un élément fondamental et spécifique qui traverse le processus de transmission de mandats de direction dans une coopérative : le travail que nous proposons de qualifier de politique. Autrement dit, nous ne cherchons pas à qualifier l’ensemble du travail, l’ensemble du travail de direction, mais de nous focaliser sur un aspect, peut-être moins visible, plus nébuleux. C’est l’objet de ce texte écrit à huit mains, constituant l’un des résultats de cette université éphémère.
Qu’est-ce que le travail politique ?
Il nous semble que l’identification de ce qu’est le travail politique, de son périmètre, de sa nature, des relais et dispositifs qu’il suppose pourront faciliter la transmission et éclairer les personnes qui y sont engagées. C’est pourquoi pour tenter de mieux circonscrire ce que pourrait être le travail politique, nous proposons de mobiliser le quadrilatère façonné par H. Desroche (1976), qui distinguent quatre populations – les managers, les administrateur.trices, les employé.es et les sociétaires situées schématiquement aux quatre angles de la figure. C’est autour de ces quatre catégories que se construit la démocratie d’une coopérative.
Dans les coopératives associées à cette recherche-action (principalement des CAE), on s’aperçoit que la dimension politique n’apparaît pas réservée ou limitée à l’axe sociétaires/administrateur.trices, comme le considère H. Desroche, et plus récemment Y. Cariou (2021). Au regard de nos observations, nous constatons que le travail politique est moins attaché à certaines catégories de « population » d’une coopérative, mais bien plutôt à un projet coopératif d’ensemble, et donc mis en œuvre par l’ensemble des membres (salarié.es, sociétaires, administrateur.trices, managers).
En fait, dans les CAE, le travail politique se décline concrètement dans des activités opérationnelles quotidiennes (ex. : des choix de gestion comptable). Ainsi, si elle ne peut pas être négligée, cette distinction manager/administrateur.trice ne correspond pas à une séparation effective entre un travail politique et un travail opérationnel dans les coopératives. Dans une CAE, le travail politique est spécifique, car il embarque l’ensemble des « populations » et ne reste pas circonscrit à l’axe administrateurs/sociétaire.
C’est bien là un aspect de la tension qui se joue dans les CAE. L’art du travail politique serait justement d’animer ce quadrilatère, qui peut se rompre à tous les niveaux. En fait, on pourrait envisager cette tension dans deux sens différents, autrement dit de façon dialectique. Au-delà des compétences techniques ou métiers (i.e. de manager), une partie de la fonction d’un dirigeant.e mandataire repose sur la capacité à exercer une activité de nature politique dans l’organisation, à faire vivre, voire faire évoluer le projet. Au-delà de l’incarnation du projet politique, une partie de la fonction se concrétise dans une activité de gestion, de production ; elle se matérialise dans un service opérationnel traduisant le projet. Ainsi, pour assurer ces différentes activités, certaines coopératives font le choix de constituer une équipe de direction, en binôme ou en trinôme (on y revient plus loin).
Trois composantes du travail politique
Même si le mot politique peut heurter, ou déconcerter, car il engage d’autres représentations sociales agissantes, ce choix lexical – qu’il s’agit bien de définir et d’illustrer à l’appui d’expériences coopératives – éclaire sur l’enjeu de ce qui est transmis dans un mandat de direction. Ce qu’il y a de politique, c’est l’activité qui permet de faire travailler, d’animer, de faire sens, de permettre l’action conjointe des membres, etc. Au-delà des activités opérationnelles, ce sont aussi des valeurs qui les teintent qui nécessitent d’être transmises. Le périmètre reste toutefois délicat à déterminer.
Néanmoins, prendre le temps, collectivement, de définir et préciser ce qui est attendu en termes de politique (ie. la polis, au sens de ce qui fait société, expression familière dans les coopératives) pourra être bénéfique pour éviter des malentendus, des non-dits, des incompréhensions sur ce qui est attendu des personnes exerçant des fonctions de direction et de présidence. C’est peut-être même un moyen de mieux rendre compte de la nature de l’activité (pour la reconnaître, voire la légitimer). C’est aussi un temps également important dans la construction de la fonction avec/pour les personnes entrantes/arrivantes.
Essayons à présent de décliner plus précisément ce que pourraient être les activités du travail politique.
D’abord, on peut identifier les activités liées au modèle économique de la coopérative, liées à la direction (au sens d’orientation) administrative et financière. Ce sont avant tout des (micro)arbitrages attachés par exemple qui interviennent lors de la clôture comptable, le choix de la répartition des bénéfices à proposer à l’assemblée générale. Cela concerne aussi l’orientation des décisions relatives aux financements (prêts participatifs, bancaires, etc.), aux risques financiers pris à certains moments par la coopérative pour soutenir une activité entrepreneuriale ou un.e entrepreneur.euse eu égard aux effets de mutualisations ou encore aux choix des mots, à la manière (l’ordonnancement) de présenter les comptes lors des assemblées générales.
La deuxième entrée pourrait être nommée “politique de l’attention aux personnes” (care), c’est-à-dire comment les valeurs et les orientations politiques de la coopérative se déclinent concrètement pour prendre soin des personnes au sein du collectif. Ce travail politique concerne la mise en place des bonnes conditions de travail, respectueuses des valeurs de la coopérative, soit la mise en œuvre opérationnelle du projet coopératif de la coopérative comme composante de travail des dirigeant.es, quel que soit l’objet social. Ces activités s’inscrivent directement en lien avec l’idée de mutualité, au sens de mutualisation des risques, et finalement d’une politique sociale, peut-être davantage associées aux décisions du pôle affaires sociales (appelé par ailleurs « ressources humaines »). Concrètement, il s’agit des choix d’arrangements, d’ajustements sur le plan des salaires, des congés, etc. dans une logique visant à bonifier la situation de la personne. Prenons l’exemple d’un entrepreneur qui pour des raisons médicales ne peut plus travailler à temps plein. Un choix politique assumé pour la coopérative serait de prendre en charge des cotisations retraite à temps plein. Ce choix viendrait affirmer un choix politique de la coopérative envers un.e de ses salarié.es quant à la protection de ses droits face à une situation qu’il n’a pas choisie. C’est bien une traduction du travail politique en ce qu’il s’agit d’assumer un risque voire un coût pour la coopérative de façon cohérente avec son projet.
Dans ce travail politique, on relève aussi un ensemble d’activités politiques tribunitiennes, qui visent à façonner, faire vivre et transmettre un ensemble de valeurs, de principes caractéristiques d’un projet coopératif, sans oublier son histoire, un récit, un mythe (pour reprendre les termes de F. Rousseau). Cela intègre aussi le « comment » les dirigeant.es incarnent le projet coopératif, c’est-à-dire un projet porteur potentiellement d’une vision de transformation sociale. Cette activité peut prendre la forme d’un plaidoyer, oral et écrit, autour des visions sociétales portées par la coopérative, mais aussi de débats critiques et d’analyses empiriques, dans une approche d’éducation permanente/populaire, voire de recherche-action. Concrètement, il s’agit des choix relatifs par exemple à la participation de la coopérative à certains événements, dans certains réseaux.
Alors, le défi dans une transmission de mandat dans une coopérative inviterait à considérer ces activités (économiques, de l’attention, tribuniciennes) comme composantes d’un travail spécifique dit politique, car c’est bien leur combinaison qui forme la culture coopérative inhérente au projet coopératif. Ces combinaisons sont variées. Elles dépendent de l’histoire des personnes, de la culture coopérative spécifique, qui changera la composition, l’alliage particulier de ces trois composantes qui se produit dans telle ou telle coopérative.
Modalités de transmission du travail politique
La transmission du travail politique ne se fait pas exclusivement dans le cadre du mandat en question. Elle peut également trouver sa nature dans un engagement coopératif et militant de salarié.es et sociétaires convaincu.es et volontaires pour donner du “temps de travail” supplémentaire qui est politique. Dès lors, il conviendrait de différencier : le travail politique attaché aux mandats, mené par les dirigeant.es, du travail politique de la multitude, c’est-à-dire des personnes impliquées dans la coopérative (salarié.es, sociétaires, etc.) qu’on pourrait appeler les militant.es (cf. F. Rousseau). Le travail politique vient caractériser une spécificité certes attachée à un mandat politique, mais, dans une coopérative, il concerne plus largement l’ensemble des militant.es-sociétaires par leur rôle central dans la prise de décision selon le principe d’une personne égale une voix, renvoyant ainsi par une forme de boucle au rôle d’animation de la vie coopérative.
Par ailleurs, ce dont on se rend bien compte, c’est que le travail politique ne se transmet pas uniquement dans une démarche intentionnelle. Le processus n’est pas nécessairement (ou pas totalement) formalisé ni attaché à un mandat. C’est ce qui peut amener à penser que le recrutement externe dans une coopérative est plus scabreux (bien que ce soit une piste logique lorsque la transmission n’opère pas en interne).
Cette lecture de la transmission à partir du travail politique interroge finalement quant aux temporalités de ce passage de témoin. La première temporalité est celle du ralentissement nécessaire dans la transmission, c’est-à-dire de prendre le temps d’échanger, de retranscrire, de raconter, de se raconter. Cette lente démarche peut sembler aller à l’encontre de la réalité économique de l’urgence et l’hyperactivité. La deuxième temporalité est celle du temps continu [1]. Cela intervient-il avant même de penser la transmission, comme l’expliquait B. Poncin ? Pourrait-on dire qu’au moment du départ, il n’y a rien à « transmettre » ? Est-ce que cela signifie qu’une fois que c’est transmis de fait, il n’y a pas tant à transmettre de formel ? Est-ce que cela signifie qu’il n’y a rien à transmettre au moment du recrutement des futurs mandataires ?
Ces questions nous amènent en fait à considérer que le travail de transmission intervient au fil de réunions, des échanges et de l’expérience accumulée par les personnes dirigeant.es au sein de la coopérative. Faudrait-il alors concevoir de façon continue des temps ou un processus de transmission dédiés ? Ici, on mentionnera la référence évoquée pendant l’université éphémère à une fonction de griot qu’incarne le gérant, en ceci qu’il y a la transmission orale d’une tradition, d’une culture, de valeurs. Intéressante au titre de l’oralité (par opposition à des éléments formalisés), cette dimension souligne la force de la tradition, elle pose aussi la question même de la transmission, car tant que le griot est là, il incarne une forme de monopole sur l’histoire, le récit autour du projet coopératif.
Ainsi, le travail politique assure la reproduction de la structure, en ceci, il est question de préservation de l’histoire et des mythes. Ceci renvoie à une force de conservation. Il s’agit de la pérennité de l’organisation, et en même temps du maintien d’une ligne, d’une idée, de principes, etc., essentielles dans la pérennité de la coopérative. Aussi, la notion de reproduction mérite d’être considérée au sens d’une reproduction qui en sciences sociales ne se fait jamais à l’identique ; la reproduction intègre aussi sa dynamique de transformation.
Ne négligeons pas la tension qui se dégage alors de ce couple conservation-transformation, pouvant se décliner selon plusieurs registres, et dont les dimensions politiques à un moment s’incarnent dans les personnes dirigeant.es. Or, tout ce processus, cette répartition des actions de nature politique qui assurent la reproduction de la coopérative, ce n’est pas totalement écrit ni formalisé. C’est un processus à reprendre, à chaque fois. Les réponses à ces questions peuvent être ainsi multiples et variables selon les coopératives – le projet politique justement – les pratiques et la culture instituante (par l’expérimentation continue s’appuyant sur une réflexivité sur les pratiques) et instituée (par la formalisation écrite des pratiques).
Conclusion
Ce qui est politique se situe dans une articulation entre la conduite du modèle économique et l’organisation démocratique, qui assure la matérialité de la coopérative et l’incarnation symbolique notamment du projet coopératif (par des valeurs, une histoire). Ce que nous voulons souligner dans cette réflexion, c’est qu’au-delà de ce qui se présente comme du politique “abstrait” (la parole, le symbolique, le travail de mise en mouvement des instances, etc.), se trouve une dimension matérielle – dans la gestion, dans l’administration – qui est assurément politique. Cette dialectique entre un pôle stratégique et un pôle politique se révèle ainsi particulièrement complexe à gérer, et à transmettre.
Il nous semble au final qu’il y a une sorte de patrimoine (ou matrimoine, qui sait) collectif et immatériel derrière cette idée de projet coopératif, dont la configuration est ainsi propre à chaque coopérative, selon les conditions et les personnifications, avec en jeu cette démarche politique incarnée dans l’activité. On peut définir le patrimoine collectif immatériel comme un ensemble institué et cohérent d’éléments tangibles et intangibles, matériels et immatériels, attaché à une communauté (Barrère et al., 2005). Issu d’un processus historique de transmission, il participe à la perpétuation intergénérationnelle d’une identité sociale dans le temps.
Alors revenir à la matérialité de l’histoire peut apparaître comme une piste effectivement assez puissante. Avoir conscience du patrimoine immatériel de la coopérative, et de ce qui conduit à le reproduire est essentiel. Reproduire est ici à prendre au sens d’assurer sa pérennité tout en laissant agir des éléments de transformation. Autrement dit prendre conscience de ce patrimoine et des investissements qu’il implique (non pas tant financiers, mais plutôt culturels) viendrait outiller la transmission.
Pour terminer, on peut dire que prendre conscience de ce travail politique participe à la production de valeur par la coopérative et pour ses membres. Mettre des mots sur la valeur produite nous semble être une démarche d’accompagnement des processus de transmission à expérimenter de façon plus approfondie. Mettre des mots sur cette démarche c’est aussi poser nos éléments de culture collective, fondement de nos projets coopératifs.
Références bibliographiques
Barrère C., Barthélemy D., Nieddu M. et Vivien F.-D., Réinventer le patrimoine. De la culture à l’économie, une nouvelle pensée du patrimoine ?, Paris, L’Harmattan, 2005.
Cariou Yves (2021), « Le quadrilatère de Desroche appliqué à l’entreprise d’ESS : nouvel exercice de géométrie coopérative », dans RECMA, vol. 2, n° 360, pages 42 à 59. https://www.cairn.info/revue-recma-2021-2-page-42.htm
Desroche Henri, Le Projet coopératif. Son utopie et sa pratique, ses appareils et ses réseaux, ses espérances et ses déconvenues, Paris, Éditions ouvrières, 1976.
Rousseau François (2007), « L’organisation militante », dans Revue internationale de l’économie sociale, vol. 1, n°303, pp. 44.
[1] C’est l’idée de collecter des récits de parcours professionnels, pour en faire l’analyse et la partager, ce qui permet une capitalisation collective, cf. Céline Pochon