L’entrepreneur social fait irruption dans le(s) monde(s) de l’économie sociale et de l’économie solidaire. On ne peut que se féliciter qu’un nouvel acteur reprenne l’essentiel des valeurs de l’ESS et revendique cette filiation. C’est notamment au travail réalisé, dans l’ombre, depuis plus de trente ans par les acteurs de l’économie sociale que l’entrepreneuriat social doit une partie de son identité. Il ne faut toutefois pas se méprendre. Cette reconnaissance s’explique aussi et surtout par l’investissement de forces économiques, sociales et politiques nouvelles : des universités américaines et de grandes écoles, des entreprises multinationales, leurs fondations, de grands cabinets de consultants, des Etats se mobilisent pour le soutenir et répondre à la soif légitime de sens au travail revendiqué par la jeunesse et particulièrement par les élèves ayant suivi de longs cursus dans des écoles souvent prestigieuses. C’est la conjonction entre une bonne idée – celle de promouvoir une économie en vue de servir la société et non de verser des dividendes – et un ensemble d’acteurs économiquement et politiquement puissants qui explique l’ascension de l’entrepreneuriat social. Dans l’effervescence du moment et la confusion qu’elle suscite au sein d’une économie sociale divisée et incapable de communiquer clairement à l’extérieur, il faut souligner l’intérêt majeur à se rencontrer et à échanger. La condition d’un bon échange est la reconnaissance réciproque de l’ESS et de l’entrepreneuriat social. Forte de deux siècles d’histoire, l’ESS peut en effet contribuer à éclairer les pas des entrepreneurs sociaux. Qu’a-t-elle à leur dire ? Beaucoup sans doute, et notamment :
La finalité de l’économie sociale est l’émancipation de tous. C’est cette finalité qui permet de comprendre son projet fondateur d’être une économie au service de l’homme en général.
Son action est collective : c’est le groupement de personnes qui constitue le trait commun de ses entreprises et qui la différencie à la fois de la petite entreprise et de la société de capitaux. Elle prolonge fréquemment la première en lui permettant de coopérer et de mutualiser des moyens… et s’oppose souvent à la seconde précisément parce que le pouvoir des personnes selon le principe « Une personne, une voix » qui la fonde est incompatible avec le pouvoir détenu par les actionnaires. Sur ce point, comme disait Gide, elle ne fait pas confiance à la seule liberté de décision de l’entrepreneur ou de l’actionnaire. Le sociétariat n’est pas le partage du capital ni la seule acceptation des actionnaires de ne pas rémunérer leur capital, il est émancipateur.
Les bénéficiaires de son action sont aussi sociétaires, selon le principe de la double qualité. Les populations qui constituent ses bénéficiaires – clients, usagers, consommateurs ou travailleurs – sont également ses adhérents, associés, sociétaires. C’est à cette condition que l’on peut parler d’émancipation de tous, dans la mesure où seule la double qualité permet d’éviter la dépendance dans laquelle se trouvent fréquemment enfermées les personnes qui ont besoin d’être secourues. Plus précisément, la double qualité permet au travailleur de doubler sa qualité de salarié de celle de co-entrepreneur et au consommateur de considérer les biens et services non seulement comme des marchandises, mais également comme des produits de la nature et du travail. Elle évite la dette que ne manquent pas de contracter la philanthropie et la marchandisation que risque d’engendrer le social business.
Bien sûr, ces trois termes, émancipation, groupement de personnes, double qualité, peuvent être mis en oeuvre de multiples manières, dans des cadres plus ou moins contraints, dans des contextes plus ou moins favorables et, conséquemment, de façon plus ou moins aboutie. De ce point de vue, l’essentiel, c’est d’abord de défendre les formes de solidarité durables déjà acquises : les statuts des groupements de personnes, les principes démocratiques, la solidarité qui s’exerce dans les réserves impartageables, la révision coopérative, le principe même de l’excédent de gestion, etc., statuts dont ont besoin les entrepreneurs sociaux pour mettre en oeuvre leurs convictions humanistes. L’essentiel, c’est ensuite de trouver de nouvelles voies à l’émancipation dans un contexte d’inégalités qui continuent de s’accroître et dans un monde qui poursuit la destruction de son cadre de vie. Nous parions que les entrepreneurs sociaux trouveront ces voies. Comme elle l’affirme depuis ses origines, l’ESS répond aux besoins sociaux non ou mal satisfaits, mais non sans innover et sans se donner les moyens de changer la nature même des besoins sociaux.
Jean-François Draperi
Editorial du n°315 de la Recma
mercredi 10 février 2010
Excellente analyse à partir du paradigme de l’économie sociale pour faire comprendre le risque que certaines formes de l’entrepreneuriat social tout comme du "développement durable" aient un rôle cosmétique pour la bonne conscience et la propagande d’un certain capitalisme "éthique" peut-être plus conscient et moins "cupide" (?) mais toujours dans la même logique de gouvernance non démocratique de la décision économique par les détenteurs du pouvoir financier
Renaud Frossard, socioéconomiste, MCF, Université Paris Ouest Nanterre