Puisque le « prétexte » de ce colloque est le 70ième anniversaire du CIRIEC-France, je vous propose tout d’abord de nous pencher sur le contexte dans lequel la conception de l’économie qu’il incarne – publique, sociale et coopérative... donc collective, se situe au regard des enjeux de politiques publiques, des mécanismes de régulation internationale et plus largement de recherche du bien commun voire de la paix (le projet est ambitieux).
Le CIRIEC-International est né dans l’esprit de la Déclaration de Philadelphie, qui a présidé à la création du Bureau International du Travail et qui projette de reconstruire le monde de l’après-seconde guerre mondiale en le fondant sur la justice sociale comme principal vecteur d’une paix durable. C’est en quelque sorte un programme « travailliste » qui en découle, justifiant les législations de protection sociale et des droits des travailleurs, qui va inspirer les politiques de régulation nationales, dans un rapport ambigu à la Guerre Froide et au bloc soviétique.
Cet « esprit de Philadelphie » qui suppose de la cogestion dans l’entreprise et de la régulation publique, ne résistera pas à la vague libérale provoquée par le « consensus de Washington » à partir de la fin des années 80 ; la recherche du bien commun n’est alors plus un objectif de politique publique mais du libre marché. La dérégulation, la privatisation et la financiarisation de l’économie qui en résultent ne sont pas sans lien avec la crise systémique dans laquelle nous nous trouvons, et je dirai même au-delà, avec la crise démocratique que nous subissons.
Pourquoi ce détour par cette petite page d’histoire économique avant de parler d’ESS ? Parce que celle-ci s’est développée et déployée en marge de ce contexte : ni économie publique, ni économie lucrative, elle s’est en quelque sorte « auto régulée » dans le cadre de ses statuts, et n’a pas réellement subi le tournant libéral des années 90. Il est vrai que l’évolution de la réglementation applicable à certaines activités, notamment dans le secteur financier, a pu affaiblir ou affadir certaines coopératives bancaires ou entreprises mutualistes, mais la résilience de l’ESS n’a pas été démentie, y compris au tournant de la crise financière des années 2008/2009 : elle est toujours plus dynamique, innovante et territorialisée. Le prix à payer de cet état de fait a longtemps été son isolement, voire l’incompréhension des spécificités de ses modèles, et in fine son renvoi à la marge, lui interdisant de faire système ni norme.
Quels sont dès lors les débats et les défis pour l’avenir de l’ESS ?
Je traiterai tout d’abord des débats sur l’avenir de l’ESS, même s’il faut malheureusement constater que ce n’est pas elle qui pose les termes du débat économique et social alors même qu’il le faudrait : l’avenir de nos modèles sociaux, la place de l’économie et du travail dans nos vies, la conciliation du développement économique avec les enjeux écologiques, la vitalité de notre démocratie... tous ces sujets concernent les projets qui ont motivé nos organisations de l’ESS. Je retiendrai trois débats :
Que pense l’ESS du « capitalisme responsable » ? On voit bien le mouvement qui existe dans le monde des entreprises quant à la quête de sens, à la prise en compte de l’impact social, environnemental et territorial... sujets qui en principe fondent l’ESS mais sur lesquels elle n’est pas suffisamment audible. Il y a pourtant matière à interroger le capitalisme quand on interroge sa responsabilité ; jusqu’à nouvel ordre, il me semble que le capitalisme ne sera vraiment responsable que lorsqu’il rendra compte à d’autres interlocuteurs que des actionnaires, ce qui impose une remise en cause de la conception patrimoniale de l’entreprise. L’ESS ne peut néanmoins rester à l’écart de ce débat car elle a l’occasion d’extraire de ses modèles ce qui peut contribuer à établir une « nouvelle norme de l’économie ».
L’ESS peut-elle se limiter à une « économie à impact » ? Elle a des efforts notables à faire pour quantifier et qualifier la spécificité de sa performance, mais elle ne saurait à mon sens se laisser enfermer dans la seule notion d’impact, car tout ne se quantifie pas dans nos modèles entrepreneuriaux, et principalement l’engagement des personnes ; Alain Supiot a très bien démontré la perversité de la « gouvernance par les nombres », il ne faudrait pas que le « calcul de l’impact » nous y plonge avec les meilleures intentions.
L’ESS peut-elle encore offrir des solutions d’approfondissement de la démocratie économique ? Elle a par principe toutes les cartes en mains pour incarner un enjeu populaire, qu’il soit compris comme un acte de souveraineté économique, comme une volonté d’extension des droits des salariés, ou comme l’incarnation du pouvoir du consommateur. Les formes a-capitalistes de nos organisations, où le régime de propriété induit et conditionne la gouvernance démocratique (du moins dans son organisation juridique) sont des lieux privilégiés d’expression de cette ambition. Encore faudra-t-il intégrer veiller à la cohérence de nos pratiques, et à y intégrer les mutations nombreuses de la société qui les interrogent, que ce soit en matière de modes de consommation, de technologie, de communication...
J’en viens à présent aux défis de l’ESS. J’en évoquerai cinq, mais brièvement dans le temps imparti :
Redevenir des « ingénieurs du social ». Face à l’extension rapide de la grande pauvreté et au chômage de longue, l’ESS doit être en première ligne de la construction de nouveaux droits et de dispositifs concourant à la cohésion sociale ; « l’Etat social » est de ce point en grande faillite intellectuelle, et pas seulement financière.
Reconstituer les communs. La dislocation des structures collectives de notre société, qui s’explique par des mutations profondes évoquées plus haut, doit conduire à la redéfinition et à la création des éléments communs d’identité, d’attachement et de projection, qui devront s’incarner dans des politiques publiques ou des initiatives citoyennes dans lesquelles l’ESS a toute sa place.
Agir au-delà des frontières actuelles de l’ESS. Elle est identifiée à certaines activités, qu’elle a d’ailleurs parfois créées, mais elle a les moyens aujourd’hui d’incarner des solutions nouvelles dans des secteurs d’activité qui sont en attente de leur transition de modèle : mobilités, alimentation, énergie, santé, gestion des données...
Apprendre à coopérer. Il est paradoxal d’avoir à en faire un enjeu, mais c’est pourtant une réalité : l’ESS n’est pas un monde d’alliances entre acteurs de natures différentes, alors que la coalition des acteurs et la mise en commun des ressources devrait y être la norme. Il est temps de prendre conscience de cette force potentielle qui, à condition de s’appuyer sur une capacité à définir des projets stratégiques, peut nous permettre à nouveau de « faire des choses plus grandes que ce que nous sommes ».
Refaire de la politique. C’est un lieu commun que de souligner la faiblesse politique de l’ESS au regard de ce qu’elle est et des enjeux. La défense de nos modèles ne suffira pas à nous faire entendre. Améliorer notre coordination et augmenter nos moyens d’actions sans doute pas non plus. Seule une vision partagée et collective des raisons pour lesquelles nous pensons que nos façons d’agir sont les plus pertinentes, nous permettra d’être entendus et compris, d’être efficaces et respectés. Car si longtemps nos modèles ont été négligés, ils peuvent aujourd’hui gêner toutes sortes d’acteurs, au moment même où notre raison d’exister est des plus fortes.
C’est le sens de l’initiative « la République de l’ESS » que nous avons lancée avec ESS France, que de nous donner collectivement un projet politique et de l’exprimer fortement.
(Intervention de Jérôme SADDIER , Président d’ESS France, au colloque organisé au Conseil Economique Social et Environnemental, le 26 octobre 2020, à l’occasion du 70 ème anniversaire du CIRIEC-France)