QUAND le navigateur hollandais Jacob Roggeveen découvrit en 1722 l’île de Pâques, celle-ci ne possédait plus qu’une végétation rase. Pas un arbre à l’horizon. Seuls 400 habitants y vivaient, misérablement, se nourrissant de légumes et de poulets. Sans arbres, donc sans bois ni embarcations, ils ne pouvaient aller pêcher dans l’océan alentour, pourtant riche en poissons de toute sorte. Divisés en onze clans fortement hiérarchisés, chacun doté d’un chef, ils se disputaient un territoire d’environ vingt kilomètres sur quinze.
Et ne répugnaient pas au cannibalisme. Sur l’île, des centaines de statues de pierre fixaient le ciel de leurs yeux vides.
Pourtant, trois siècles auparavant, l’île de Pâques comptait trente fois plus d’habitants : on estime que leur nombre atteignit les 15 000 individus.
Couverte d’une haute forêt tropicale, elle abritait une riche faune d’oiseaux terrestres et marins. Le palmier indigène offrait aux insulaires sa sève et ses noix en guise de nourriture, son tronc pour fabriquer de solides embarcations, les fibres de son écorce pour tresser des cordages. Ils en usèrent abondamment.
Surtout que...
Surtout qu’ils étaient divisés en plusieurs groupes rivaux. Sous la conduite de leurs chefs et de leurs prêtres, ces groupes érigèrent partout des statues géantes, symboles de supériorité. Pour acheminer ces statues depuis les carrières jusqu’aux emplacements adéquats, il fallait beaucoup de troncs et de cordages. La compétition battit son plein jusqu’au jour où l’île se retrouva sans palmiers. Les sols devinrent vulnérables à l’érosion, les récoltes diminuèrent. Les oiseaux terrestres furent les premiers à subir une extinction totale. Puis ce fut le tour de la population humaine... Nous sommes, dit André Lebeau, auteur de « L’engrenage de la technique » (1), exactement comme ces habitants de l’île de Pâques. Nous ne pouvons quitter la Terre. Perdus qu’ils étaient au milieu de l’océan Pacifique, à 1 300 miles de l’île la plus proche, Pitcairn, eux non plus ne pouvaient trouver refuge ailleurs. Nous ne sommes pas beaucoup plus malins qu’eux : notre cerveau et notre patrimoine génétique sont identiques aux leurs. Nous aussi sommes en train de saccager allègrement notre niche écologique : en scientifique conséquent, le géophysicien et ancien haut responsable du Cnes Lebeau rappelle le diagnostic bien connu sur l’épuisement des ressources et la saturation de l’espace vital, et en tire froidement cette conclusion logique : il est probable que le destin de l’espèce humaine se jouera au cours de ce siècle. Or sa tendance fondamentale est de « se constituer en groupes dotés d’une hiérarchie et qui s’opposent les uns aux autres pour les ressources et pour l’espace". On se souvient du mot de Bush : « Le mode de vie des Américains n’est pas négociable. " Cette pulsion ancienne, « ancrée dans les bases génétiques du comportement collectif", et menant évidemment au désastre, pourra-t-elle être contrebalancée parce que Lebeau appelle la « superstructure culturelle", cet acquis transmis d’une génération à la suivante par l’éducation, et qui peut influer sur les comportements collectifs ? On pleure l’Europe ; l’absence de rêve commun ; le « capitalisme sans projet". En voilà un, de projet : éviter l’île de Pâques. Bonne année !