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Lutte contre le chômage : dépasser la myopie des économistes

Pourquoi les solutions économiques restent floues – et partielles ? Pole Emploi/Flickr

Les économistes disent comment lutter contre le chômage : croissance, compétitivité, fluidité du marché du travail. Mais les activités exposées à la concurrence mondialisée représentent moins du tiers des emplois. Il faut bien sûr défendre la compétitivité des activités exposées, mais aussi s’occuper sérieusement du « reste » et, pour cela, chausser d’autres lunettes que celles des économistes.

Lorsqu’on parle de lutte contre le chômage, on se centre aujourd’hui sur les enseignements de la théorie économique classique pour proposer des remèdes (croissance, compétitivité, fluidité du marché du travail) et dénoncer des impasses (contrats aidés par exemple). Il est certain que de telles mesures amélioreraient l’emploi, mais ces mesures seraient loin de suffire pour mener au plein emploi.

Il faut donc aller au-delà de l’économie classique si l’on veut vraiment « tout essayer contre le chômage ». Je tirerai parti pour cela de l’ouvrage de Pierre-Noël Giraud, L’homme inutile et des travaux de l’École de Paris du management (1 200 débats depuis vingt ans sur des réalités concrètes de la vie économique et sociale avec chacun un compte rendu).

Nomadisme et sédentarité

Pour éclairer les bouleversements provoqués par la globalisation de l’économie, Pierre-Noël Giraud distingue biens et services nomades et biens et services sédentaires.

La production des premiers est en compétition avec celles d’autres territoires. C’est le cas de l’industrie ou de services comme la comptabilité ou les centres d’appel. Si les producteurs d’un territoire perdent leur compétitivité, ils disparaissent.

La production de biens et services sédentaires ne traverse pas les frontières, soit parce qu’il s’agit d’un métier spécifique, professeur de droit constitutionnel, ou qu’il correspond à une prestation locale, institutrice ou commerçant. Si un acteur devient moins compétitif, quelqu’un du même territoire récupérera son emploi.

Dans un territoire, plus les nomades sont nombreux et vendent cher leurs biens et services, plus ils entraînent les sédentaires dans leur prospérité. Pour les premiers, il est cependant préférable que les seconds soient nombreux et pauvres, car ils leur achètent leurs prestations bon marché, comme ces entreprises allemandes exportatrices qui usent de services fournis par des personnels peu payés.

L’atelier « Mon métier, mes valeurs » avec le jeu de cartes Values, et l’atelier « Savoir se valoriser grâce à la méthode . Pole numérique/Flickr, CC BY-SA

Inutilité et exclusion

Quand les nomades perdent leur compétitivité, ils se retrouvent sur le marché du travail des sédentaires et quand ces derniers ne trouvent plus à s’employer, ils tombent parmi les inutiles. Au XXIe siècle, les « damnés de la terre » ne sont plus les ouvriers surexploités de Marx ou Zola, mais le chômeur ou le jeune auxquels on dit qu’on n’a pas besoin d’eux. Dans les pays riches, ils peuvent certes compter sur des mécanismes de solidarité, mais ceux-ci créent une dépendance, voire une stigmatisation : en période de crise, on les accuse de profiter du système.

Pourtant, ils peuvent être pris dans des « trappes d’inutilité ». Le chômeur qui ne retrouve pas de travail au bout d’un an voit ses chances de retour à l’emploi diminuer rapidement. Le jeune d’un quartier stigmatisé voit qu’on ne prend guère en considération son CV, même avec Bac+4. Cela crée un sentiment d’injustice, qui devient de plus en plus puissant lorsque les inutiles se multiplient, et que, par surcroît, les fractures de la mondialisation font affluer des pauvres vers les pays riches. Ainsi germent les phénomènes de boucs émissaires, les populismes, voire les guerres civiles.

Un enjeu majeur est donc d’éradiquer l’inutilité. Cela implique pour Pierre-Noël Giraud de développer non seulement la production de biens et services nomades, mais aussi celle de biens et services sédentaires, et même de développer de l’appétence pour ces derniers.

Soutenir les guerriers de l’économie

En une vingtaine d’années, nos grandes entreprises se sont mondialisées. Ce mouvement a séduit les jeunes des grandes écoles, que les perspectives d’aventures à l’étranger attiraient. Ces entreprises doivent soutenir en permanence un effort de compétitivité, qui n’est toutefois pas seulement affaire de coût ou de flexibilité du travail. Elle tient aussi à la capacité d’innovation, aux savoir-faire, à la qualité du personnel et du management.

La France souffre d’un déficit d’ETI par rapport à l’Allemagne. Le séminaire Aventures industrielles de l’École de Paris montre toutefois chez des PME et des ETI des manières inventives, mais pas assez connues, d’innover, d’exporter, de coopérer, de s’organiser. Ces observations montrent, là aussi, que la compétitivité coûts n’est pas le seul facteur de réussite.

Il est essentiel de soutenir les productions mondialisées, d’autant que celles-ci tirent les productions sédentaires. Pour ce type d’activités, les préconisations des théories économiques classiques sont pertinentes même si, on l’a vu, des facteurs importants leur échappent.

Longwy et son pays : Pole emploi c’est vers la gauche, le Luxembourg salvateur aussi ! Mais quid des emplois de proximité ? Henrion Alain/Flickr, CC BY-SA

(Re)valoriser l’économie de proximité

Toutefois Pierre-Noël Giraud cite un chiffre qui n’a pas assez retenu l’attention : la proportion des emplois nomades en France était de 27 % en 2013 (30 % en 1999). Autrement dit, la production nomade, si elle contribue de façon importante à la richesse nationale et à la balance des échanges, représente moins du tiers des emplois.

L’Économie sédentaire représente donc… le « reste ». Je mets des guillemets, car les économistes ne savent pas bien la cerner. Si certains biens et services sédentaires sont dans le marché, comme le bâtiment, les infrastructures, les taxis (la cible emblématique des économistes), beaucoup d’autres relèvent d’un mélange entre activités dans le marché et activités hors marché.

Elle comprend ainsi de très nombreuses TPE. Celles-ci sont bien sûr sensibles aux charges et à la fiscalité, mais aussi à leurs rapports avec les administrations : certains petits patrons en sont tellement terrorisés qu’ils renoncent à embaucher. Les TPE pourraient être beaucoup plus nombreuses à le faire si ces obstacles étaient levés.

Cela relève bien sûr de la simplification administrative, mais celle-ci avance si lentement que je crois plus à la multiplication d’acteurs mutualisant les compétences en matière de relations avec les administrations. C’est ainsi qu’une petite société de services a contribué à des dizaines d’embauches en assurant à ses 70 TPE clientes qu’elle prendra en charge tous leurs problèmes de relation avec les administrations ou les prud’hommes.

Mais la production sédentaire va bien au-delà de l’activité d’entreprises. Elle comprend l’Administration, l’éducation, la santé, domaines essentiels, y compris pour attirer les nomades. Ce sont des secteurs très pourvoyeurs d’emplois, et d’emplois souvent nobles, mais les économistes en parlent assez mal, mettant plus facilement en relief les charges qu’ils représentent que leur utilité sociale. Dans le chapitre « Vaincre le chômage » de son ouvrage Économie du bien commun, Jean Tirole passe ainsi complètement à côté de ces secteurs, simplement mentionnés en note en bas de page comme sources d’une mauvaise utilisation des emplois aidés.

L’économie sociale et solidaire, quant à elle, est si difficilement lisible par référence à l’économie de marché qu’elle a été presque ignorée par les économistes et longtemps regardée de haut par les entreprises. Jean Tirole les expédie en un mot dans la note en bas de page précédente. Pourtant des entreprenants s’y multiplient et imaginent même des services qui créent de l’appétence pour tous, (voir « Les entreprenants sont partout : dans les entreprises, mais aussi en dehors »). La désagrégation du lien social crée de nombreuses opportunités, mais rarement en se moulant dans les règles du marché : les entreprenants mélangent marché, subventions, contrats aidés, bénévolats et aides en nature.

Le besoin est considérable et l’on pourrait créer de nombreux emplois dans ces secteurs, à condition de modifier le regard porté sur eux. Quand on dit en effet que seules les entreprises créent de la richesse, l’emploi associatif, et bien sûr l’emploi public, sont considérés comme des dépenses non productives, voire nuisibles.

Pourtant si les entreprises sont productrices de richesse économique, d’autres activités sont productrices de richesse sociale, et ce type de production est de plus en plus important dans des sociétés riches où le lien social se délite. Il reste toutefois à trouver les modes de financement légitimes de ces activités.

Agence Pole emploi, Dijon Nord, 2016. Julien Faure/Flickr

Partage du travail et partage de la richesse

Pour traiter le chômage, on a souvent recommandé le partage du travail : en réduisant le temps de travail de chaque personne on augmenterait le nombre d’emplois. Mais avec la distinction nomades-sédentaires, cette mesure paraît absurde. Les nomades travaillent beaucoup pour rester dans la course et ils ne comprennent pas qu’on les rende moins compétitifs pour des raisons de politique française dont le reste du monde n’a que faire. De plus, en les pénalisant on appauvrit le pays.

Il reste donc à envisager un partage des richesses pour développer les activités sédentaires. Et donc à prélever sur les richesses produites par les nomades. Ce n’est bien sûr pas facile puisque, s’ils sont trop ponctionnés, ceux-ci partent sous des cieux fiscalement plus cléments.

Pourtant, il y a déjà, dans les pays développés, de très importants partages de richesse, dont nous n’avons plus conscience. Prenons des exemples cités par Laurent Davezies. Le revenu basique des Pyrénées-Atlantiques est composé à 20 % d’activités productives, à 20 % de salaires publics, à 40 % de revenus des résidents (tourisme, retraités, résidences secondaires) et à 20 % de revenus de l’aide sociale. Les quatre cinquièmes ne dépendent donc pas de l’économie productive, et l’on retrouve les mêmes ordres de grandeur dans la plupart des territoires non métropolitains. On sait aussi que les dépenses publiques représentent plus de la moitié du PIB. Notons encore que la quasi-totalité du chiffre d’affaires des carrossiers automobiles provient des cotisations des assurés.

Une importante activité économique est donc créée par des prélèvements volontaires et des transferts, c’est la force des pays développés. Du point de vue qui nous occupe ici, il conviendrait de tirer parti de ces transferts en s’attachant à produire des biens et des services sédentaires vraiment utiles. Prenons quelques exemples :

  • les contrats aidés ont mauvaise presse, car on leur associe des activités occupationnelles, une gabegie analogue à celle des ateliers nationaux. C’est ce que laisse entendre Jean Tirole, même s’il reconnaît (p. 316) qu’il force un peu le trait. Pourtant nous avons pu montrer dans les séances de l’École de Paris que de nombreux entreprenants ont su tirer parti de ces types de contrats tout en créant des activités dont l’intérêt est reconnu par tous. Les besoins sociaux ne manquent pas et il conviendrait de soutenir ces entreprenants autant qu’on le fait pour les entrepreneurs au sens traditionnel ; les contrats aidés sont une de ces formes de soutien ;

  • les retraités même quand leur retraite leur permet de vivre correctement, ils peuvent se trouver désocialisés et dériver. On ne s’intéresse guère au sujet aujourd’hui, car ce ne sont pas des chômeurs. Pourtant, du point de vue de l’éradication de l’inutilité, c’est un enjeu que de leur reconstruire une identité en les associant à des activités socialement utiles ;

  • les chômeurs représentent pour moi le cas le plus aberrant de la société d’aujourd’hui. On peut en effet tomber au chômage par accident et avoir un mal considérable à s’en sortir. C’est très déstructurant, d’autant que le “métier” d’un chômeur est de chercher un emploi qui n’existe pas (statistiquement puisque le stock de chômeurs ne diminue pas). S’il arrête de chercher, on le traite de parasite, alors qu’il est peut-être désespéré (le film La loi du marché est éclairant de ce point de vue). C’est un gaspillage gigantesque, et c’est pourquoi j’ai suggéré (dès 1996…), de permettre une mise à disposition de chômeurs qui le souhaitent à des activités d’intérêt général sélectionnées.

Enrôlés dans des systèmes animés par des entreprenants exigeants et imaginatifs, ils seraient bien mieux qu’à tourner en rond et pourraient être utiles à la société. Il y a au chômage des dizaines de milliers d’acteurs compétents pour produire, organiser, vendre, et dont la compétence pourrait être utilement mis à profit.

De plus, cela pourrait motiver les gouvernements qui verraient le niveau du chômage décroître si l’on ôtait des statistiques les personnes ainsi affectées à des tâches d’intérêt général. Cela demanderait bien sûr rigueur et imagination pour organiser une telle mobilisation, mais le « New Deal » de Roosevelt n’en manquait pas comme le montre le témoignage d’un acteur de l’époque recueillit par l’École de Paris.

De l’emploi pour tous à l’activité pour tous

Évidemment, c’est impensable dans le cadre de la théorie économique classique, mais, avec le cadre de L’homme inutile et en le poussant plus loin, cette mesure devient pensable. L’expérience d’ATD Quart Monde « Territoires zéro chômeurs de longue durée », va d’ailleurs dans ce sens, en attribuant les fonds qui auraient été alloués à un chômeur à une société qui le salarie. L’enjeu sera de créer des entités (entreprises ou autres formes) capables de mobiliser durablement les personnes pour éviter le risque de l’Atelier national.

En passant de l’objectif de l’emploi pour tous à celui de l’activité pour tous, que celle-ci soit économiquement ou socialement utile, on lancerait un vrai programme d’éradication de ce fléau moderne qu’est l’inutilité.

Keynes s’interrogeait en 1930 sur l’état de la société quand il n’y aurait plus à mobiliser tout le monde pour satisfaire les besoins essentiels. Il concluait qu’elle risquait fort de se caractériser par une dépression nerveuse universelle si l’on ne savait pas remettre au premier plan des problèmes que le besoin économique avait fait négliger : « ceux de la vie et des relations entre les hommes, ceux des créations de l’esprit, ceux du comportement et de la religion ».

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